Témoignage d'Algérie du soldat Lucien
La situation en France :
« Nous n’avions pas d’opinion particulière de la guerre en Algérie, car c’était loin de la France pour
nous. On nous disait qu’elle servait à entretenir ceux qui avaient de propriétés… les riches en gros ! Mais c’est à partir de 1955 qu’il y a eu un changement de mentalité en France par
rapport à la guerre, car les tunisiens et marocains ont amené le bordel sur le sol français. Ils supprimaient leurs compatriotes qui n’envoyaient pas d’argent en Algérie pour la rébellion, ils
posaient des bombes à droite et à gauche ; ce qui fait qu’en France on a été emmerdé d’autant plus qu’on était jeune. Donc à chacune de nos sorties, on se faisait fouiller, et moi je l’ai
été encore plus car je me déplaçais en moto, et les motos étaient les véhicules les plus suspectés.
Engagement
J’étais
électricien par formation. C’est après avoir réussi en 1958 un concours pour devenir élève officiers de réserve, que je suis parti à Marseille d’où j’ai pris le bateau pour l’Algérie pour
entrer dans l’école de Scellcher
(école
pour officier). Je suis sorti de cette école 39ème
sur
550, donc mon rang me permettait de choisir mon affectation. J’ai choisi avec 2 autres camarades l’infanterie marine, mais nous avons été séparés lors de la distribution des
tâches.
J’étais
donc dans le sud Ouest de l’Algérie sur un piton où j’étais chargé de surveiller les mouvements de troupes rebelles et de les supprimer s’il y avait danger. C’était très mouvementé. Dans une semaine je devais sûrement dormir 2 fois dans mon lit. J’ai fait un certain temps dans cet endroit, puis j’ai été rapatrié
vers les gorges de Palestross,
dans l’est dans les montagnes. Et c’était encore pire qu’auparavant, car les troupes rebelles étaient encore plus nombreuses.
Etant
donné qu’on était dans les montagnes, nos conditions de vie étaient relativement précaires. A Palestross,
c’était une ferme qui nous accueillait mais on construisait des petites baraques avec les moyens du bord, car elle pouvait pas tous nous loger. Pour la flotte, on allait la chercher dans la
petite rivière d’en bas, mais il y avait toujours une petite escorte au cas o on nous attaquerait.
Il
y avait des gars qui étaient chargés de l’entretien du camp, et je les ai vus construire des coins WC pour qu’on puisse faire nos besoins ; sinon c’était derrière le buisson ce qui n’était
pas très confortable (si vous voyez ce que je veux dire).
On
vivait tous dans ces conditions là, quelque soit les origines, les idées politiques, les cultures… Nous étions tous solidaires, nous nous serrions
les coudes, nous avions un travail à faire, on le faisait ensemble. »
Evènement marquant
« L’événement
qui m’a le plus marqué pendant mes années de guerre s’est déroulé le 5 décembre 1959. Ce jour là je suis rentré à Palestro
avec
9 bonhommes en moins. J’avais toujours une instruction pour mes hommes : lorsqu’il y a une attaque alors que nous sommes dans le camion, il faut « jarter »
du camion et vous planquer loin , car l’ennemi a tendance à lancer des grenades dans le camion pendant l’attaque. On avait beau leur dire ça, ce jour là on s’est fait piéger et s’est fait allumer
de façon très sérieuse.
Et
il y en a 4 qui se sont mis sous le camion, et bien entendu ça n’a pas raté. L’ennemi a balancé une grenade sur le camion et ils sont morts sur le coup. Les 5 autres se sont pris une balle à
gauche ou à droite. Moi j’étais planqué dans un coin où je pouvais tirer sans me faire tirer dessus. Donc j’ai gardé mon commandement d’un bout à l’autre de l’attaque en gueulant car je peux vous
dire qu’il y avait un vacarme pas possible avec tous ces coups de feu. Donc avec la radio on appelait des renforts qui sont arrivés peu de temps après avec les avions qui tiraient depuis le ciel.
C’est comme ça que l’ennemi est parti. Lorsque vous rentrez avec 9 gars en moins sur 39, et 5 blessés, je peux vous dire qu’on n’est pas fier du tout du résultat. Pour ce haut fait de guerre, moi
et d’autres soldats (un sous officier et 2 de deuxième classe) avons eu une citation à l’ordre de l’armée et la croix de la valeur militaire car nous avons ramené toute la section (même ceux
morts) et tout le matériel (radio…). C’est vrai que ce genre d’événement créait en nous une certaine colère, et des fois on avait envie de tuer ces personnes
là.
On
m’a plusieurs fois demandé combien de personnes j’ai tué pendant la guerre. Franchement je ne connais pas là réponse à cette question là car lors des attaques, je ne comptais pas. Lorsqu’on voit
une tête, un bras, une jambe, ou autres dépasser, on se pose pas de questions et on tire mais on ne sait pas si cette personne là est morte ou pas. Et même si c’était le cas, des fois l’ennemi
repartait avec le corps. Alors je ne sais pas combien de personnes j’ai pu tuer durant cette guerre. Sur le coup, j’espérais que les balles atteignent leur cible (j’étais là pour ça), mais en y
repensant j’aurais voulu que non ; car on a toujours un ressentiment lorsqu’on tue.
En
1956, je suis allé à Tinedouf
pour
escorter un convoi qui apportait du matériel radio, de la bouf et plein d’autres choses encore dans un bataillon disciplinaire. Cette ville là est complètement dans le sud d’Algérie, et il faut
savoir qu’on regroupait là des repris de justice civils ou militaires. Donc ils n’étaient pas armés, il n’y avait que leurs gardes qui avaient des
armes. Lorsque nous somme arrivés là bas, nous avons dû retirer nos armes et les laisser au poste de garde du camp, sinon on était sûr que les hommes qui y étaient nous auraient attaqués pour
nous les piquer. On a passé une nuit dans ce camp disciplinaire où on pouvait voir des sacrés « loulou » ; on n’était pas trop rassuré tout de même.
Après
guerre
Je suis parti d’Algérie en février 1962 grâce à une amie que j’ai connu à Alger dont le père travaillait à l’aéroport d’Alger. A l’époque on ne pouvait plus voyager en avion car les billets
s’achetaient à prix d’or. Donc ce fameux père m’a donné un billet d’avion pour rentrer, mais, je ne voulais pas rentrer seul donc il m’en a offert 3. Je suis arrivé à Paris le jour même, sinon en
bateau ça me ferait toute une journée.
Le
salaire que j’ai récolté en allant en guerre m’a beaucoup aidé. Il changeait selon le grade et selon le lieu où on se trouvait. Etant sous-lieutenant je pouvais toucher jusqu’à 140000 balles par
mois. Donc je peux dire que je suis rentré dans l’armée avec de l’argent. J’ai pu dépenser cet argent comme il se doit en sortant de là. »